Digital Book World 2012 : « les livres sont partout !

by MARC JAHJAH on jan 28, 2012 • 19 h 17 min

Deuxième fois que je tente une synthèse (une suite de petits billets en fait ;-) du Digital Book World (23-25 janvier à New-York) qui ouvre le cycle des événements mondiaux sur le livre numérique (avant TOC NY/BologneeBook Lab Italia,Digital London ConferenceBook ExpoAmericaWorld eReadingPublishers Launch Conferences et Francfort).

Et même difficulté : reconstruire un événement à partir de tweets (2500 sur Topsy et on est très loin du compte), de vidéos et d’articles trouvés (PWeeklyThe GuardianThe Book SellerFuture BookMediabistro,LibraryJournal etc.) en les confrontant au programme (l’inverse est possible : partir du titre d’une programmation pour tenter de la retrouver, éclatée, ce qui permet souvent de ricocher sur d’autres éléments).

Digital Book World 2012 conference ebook Digital Book World 2012 : les livres sont partout !© http://52projects.com/

Impression d’ensemble : bon, c’est toujours (un peu beaucoup) les mêmes – à quelques têtes près – si bien que j’ai hésité avant de me lancer dans une synthèse pareille (j’entends Clément me dire : « Tu perds ton temps Marc ! » ;-). Mais ce genre d’événement est aussi l’occasion de donner à voir un instant de l’édition et de le photographier, de rencontrer ses acteurs (éditeurs, auteurs, graphistes, distributeurs, etc.) et de présenter les conseils de professionnels en atelier. Je ne me suis donc pas seulement concentré sur les conférences mais sur un matériau plus large qui pourra peut-être fournir quelques pistes à des réflexions plus solides.

Récompenses : les Digital Book World Awards

Cette année encore, le Digital Book World récompensait des réalisations dans le domaine de l’édition numérique. Le nombre de récompenses a été étendu (on passe de 5 à 12 catégories avec notamment une distinction entre eBook-App et eBook-autres-formats). Parmi les catégories/gagnants (voir les critères retenus) on ne sera pas étonné de trouver de gros éditeurs (Penguin, Random  House, Hachette, Simon & Shuster) : ce sont en effet les seuls à pouvoir mettre autant d’argent dans certains objets primés…Quelques gagnants :

  • Premier eBook  : Desserts de Allrecipes.com. Une app’ ou un ePub avec photos (en couleur ) auraient sans doute été plus indiqués mais Allrecipes a semble-t-il fait le choix de la massification des ventes. Pour un premier livre numérique, le jury aurait quand même pu partir à la recherche d’éditeurs moins connus (HarperCollins dans la sélection…) comme Hiboo Project ou Paper Cut (bien que critiqué).
  • eBook fiction : The Inner Cercle (dans la liste des best-sellers du NYT). Le prix (8 euros), en plus de la qualité, a dû être un critère retenu (The Rose Garden proposait un PDF à 16 euros…)
  • eBook référence : Meggs’ History of Graphic Design. Très cher (68 euros) mais apparemment justifié (gros travail, 1400 photos, devenu une référence pour la profession). À côté, Discover France ne faisait pas le poids. Quant à Sao Paulo Atlantic Forest, le livre est certes soigné et précieux mais le jury a peut-être considéré qu’il ne proposait pas de différences avec une édition imprimée ?
  • App fiction : Ayn Rand’s Atlas Shrugged. C’est une mise en application du roman d’Ayn Rand (Atlas Shrugged) avec une exploitation d’un matériau qui continue de fasciner : les avant-textes (notes préparatoires, brouillons, annotations, etc.). Les applications en compétition n’étaient pas terribles (à part – la rigueur – On The Road de Kerouac du même éditeur (Penguin)); normal qu’Ayn Rand ait gagné.
  • App non fiction : The Magic of Reality for iPad. C’est là encore une adaptation d’un livre de science (du même nom) qui surfe sur un principe bien connu : apprends-en-t’amusant.

Etudes et ciffres

L’édition numérique pour enfants et pour ados

La conférence consacrée à l’édition numérique pour enfants et ados est notamment revenue sur les moyens par lesquels les enfants acquièrent leurs livres (via une étude : « Understanding the Children’s Book Consumer in the Digital Age« , qui a été actualisée puisque l’année dernière portait sur le même sujet). Le parent est évidemment la cible à convaincre sachant qu’il se fonde le plus souvent sur le prix, la confiance en l’auteur, la découverte dans la librairie même et la demande de l’enfant pour acheter (cette demande est décisive dans 52 % des cas). Prescripteur, il l’est donc, mais pas dans le cas des dispositifs de lectures numériques desquels il préfère encore éloigner l’enfant (l’effet écran et ses représentations : distraction trop importante, technologie envahissante, etc.). 56 % des parents interrogés se disent cependant prêts à acheter un fichier numérique dans un avenir proche (sans doute parce qu’il faut bien « vivre avec son temps »).

27 % des enfants de 7 à 12 ans ont en effet un ordinateur personnel, 25 % ont un téléphone portable et 7 % ont un lecteur dédié.

Car ils risquent bien – de fait – d’être amenés à le faire : 27 % des enfants de 7 à 12 ans ont en effet un ordinateur personnel, 25 % ont un téléphone portable et 7 % ont un lecteur dédié. Donc même s‘il existe un écart entre les pratiques des enfants et le comportement d’achat des parents (ou plutôt les représentations des parents car si 2/3 voudraient que leurs enfants lisent du livre imprimé, la plupart estime qu’il est plus facile de les intéresser à la lecture via l’eBook), il risque bien de se résorber (les distributeurs peuvent pénétrer ce secteur à partir de plusieurs terminaux), d’autant plus que les écoles s’équipent de plus en plus en eReaders. Pour cela, les distributeurs et libraires devront notamment prendre en considération la demandes des parents, pour qui l’indication de l’âge (ou du niveau de lecture) pour chaque eBook est fondamentale.

66 % des adolescents préfèrent le livre imprimé à l’eBook.

Fait qui peut paraître étonnant  : les adolescents préfèrent le livre imprimé à l’eBook à 66 % (contre 8 % pour l’eBook). Principale raison invoquée : les livres numériques se partagent encore très mal et il existe trop de restrictions (ce qui veut dire : 1. Un moyen de leur vendre des eBooks – lesquels, ça reste à déterminer – est de les trouver – comment, ça reste aussi à déterminer – sur les réseaux socionumériques; 2. Au diable les DRM ;-).

Le réveil des éditeurs et la diminution du nombre de livres-applications

Une étude réalisée par le cabinet Forrester (pour qui l’édition numérique est décidément un secteur très lucratif…) a quant à elle révélée l’optimisme des éditeurs (82 % confiants contre 89 % l’année dernière), conscients qu’on n’a sans doute jamais autant parlé des livres  (« les livres sont partout ! » s’est ainsi exclamé le CEO de SourceBooks) qui décroît cependant à mesure que les questions se font de plus en plus précises (sur les lecteurs, sur leur rôle face aux agents, sur l’autopublication, sur leurs relations avec les auteurs devenus des partenaires). Ainsi, 28 % considèrent seulement que leur entreprise sera plus prospère grâce au numérique (contre 51 % l’année dernière). Ce qui n’est pas forcément négatif : pour Forrester, c’est en fait la preuve que plus d’éditeurs se sont mis au numérique et qu’ils réalisent que la route est longue.

Ainsi des livres-applications, qui constituaient il y a peu encore un nouvel eldorado. Lors de la Digital Conference de Londres (avril 2011), Evan Schittman avait pourtant annoncé la mort des livres-applications (une pierre tombale avec pour épitaphe : « eBooks enrichis et applications : 2009-2011″ servait ainsi de démonstration Power Point) ou plutôt : leur nécessaire diminution. Ces objets ont en effet d’abord rendu ivres les éditeurs avant qu’ils ne se rendent compte à leurs dépens que leurs coûts étaient trop difficiles à assumer (une application livre soignée, avec une ligne éditoriale solide et un minimum d’ambition peut coûter – dans le meilleur des cas – plusieurs dizaines de milliers d’euros) et devaient donc se limiter à quelques réalisations exceptionnelles. Selon Forrester, les éditeurs ont aujourd’hui intégré ce constat (51 % estiment que les coûts sont trop élevés et seulement 15 % que les applications offrent encore de belles opportunités).

On gagnerait cependant à établir quelques distinctions pour éviter les discours trop généraux et simplistes. Certes, les 3/4 des livres présents sur l’App’Store n’ont rien à y faire et devraient plutôt se trouver dans iBookstore (c’est ce que devrait favoriser iBooks Author à terme : le désengorgement de l’App’Store). Maiscertaines réalisations nécessitent les ressources de l’Objective C (le langage qui permet de bâtir des applications pour iOS). Par ailleurs, des genres éditoriaux (le journalisme fictionnalisé, par exemple) fonctionnent bien sur l’App’Store comme The Atavist (100 000 exemplaires vendus).

Mais l’on se dirige bien vers une adoption massive de l’ePub 3 et de l’HTML 5 par les grands distributeurs. Le lecteur d’Ingram supportera ainsi le format en avril 2012, comme la plupart de ses éditeurs partenaires travaillent avec lui (il leur permet en effet, grâce à l’implantation du javascript dans un livre numérique, d’avoir des informations précises sur le comportement de leurs lecteurs). Là encore, on risque de tomber dans l’effet-application (utiliser abusivement le HTML5 pour faire des livres bourrés « d’interactivité ». Or, un bon développeur HTML 5 embauché à temps plein coûte 95 000 dollars à l’année selon Salary.com.

Le code réalisé à la main reste pourtant essentiel (pour les éditeurs et les pros; iBooks Author, les solutions de BiblioCrunch ou de Robot Media peuvent sinon suffire) . Comme l’avait déjà fait remarquer Joshua Tallent l’année dernière lors d’un atelier consacré à la création d’eBooks, « les logiciels de production automatique nous rendent paresseux » : nous devons donc mettre les mains dans le cambouis et devenir irréprochables dans le codage (un développeur parlerait ainsi d’une hygiène à adopter dans le balisage sémantique) de manière à adapter un eBook à différents formats (le site eBook Architects donne quelques indications). Ainsi, les solutions comme Adobe inDesign peuvent paraître tentantes mais créer au final des erreurs de codes à corriger.

Amazon Kindle Lend : le prêt de livres numériques stimule les ventes

Selon le vice président des contenus du Kindle (Russ Grandinetti; ces données sont donc à prendre avec de grosses pincettes), le prêt de livres numériques stimulerait les ventes (plus précisément : il stimule les ventes d’une série). Un lecteur, qui aurait gratuitement emprunté un livre, a par exemple tendance  (à 19 %) à acheter le deuxième et troisième volume sans attendre de pouvoir l’emprunter. C’est également un lecteur plus actif qui écrit des critiques, se montre à l’affût des nouveautés et achète plus de livres (+ 30 % de ventes).

Pour Amazon, ces chiffres de stimulation des ventes sont essentiels (OverDrive joue sur les mêmes études idéologiques). Le prêt concentre en effet toutes les tensions actuelles autour du livre numérique et révèle le nombre d’acteurs en jeu dans ces tensions. Si les distributeurs (Amazon et OverDrive, déjà cités) cherchent un moyen de fidéliser les clients en leur faisant contracter des abonnements (il faut avoir un compte Amazon Premium pour emprunter), les bibliothèques cherchent au contraire à revaloriser leurs missions et leur image en se positionnant comme des alliés indispensables. La Douglas County Library estime ainsi qu’au cours des 3 premières semaines de janvier 20 000 de ses lecteurs ont préféré acheter les livres pour lesquels étaient proposés un double système d’accès : l’emprunt (contre un délai d’attente) et l’achat direct (via un lien partenaire avec un distributeur). Conclusion : nous-ne-sommes-pas-des-menaces-pour-vous-amis-éditeurs.

En finir avec les DRM : le plaidoyer de Matteo Berlucchi (aNobii)

Lors de la Foire de Francfort, le CEO du réseau de lecteurs aNobii (Matteo Berlucchi) en avait profité pour révéler une partie de sa nouvelle plateforme qui ne devait plus seulement permettre aux lecteurs de se retrouver mais d’acheter des livres numériques. Partenaire de gros éditeurs anglais, aNobii pourra peut-être un jour fournir une (modeste) alternative aux offres aujourd’hui en vigueur…si son fondateur parvient à convaincre ses partenaires de se débarrasser des verrous et restrictions implantés dans leurs fichiers. L’enjeu est en effet d’autant plus important pour lui qu’il administre un réseau social où la libre circulation est fondamentale. C’est pourquoi il s’est livré au DBW à un plaidoyer pour l’abandon des DRM (voir sa présentation).

aNobii Matteo Berlucchi DRM Digital Book World 2012 : les livres sont partout !

Selon lui, ces protections trop fortes (Berlucchi préfère le watermarking car il ne s’agit pas de faire tomber tous les DRM – nécessaires estiment le service de prêt d’eBooks Lendle – mais bien un certain type d’entre eux) découragent en effet de potentiels lecteurs de se mettre au livre numérique (en plus des innombrables étapes avant d’acquérir un eBook quand Amazon propose l’achat en un seul clic) et, pire, encouragerait le piratage. Ils uniformisent donc l’offre et les perceptions quant à cette offre. Aussi une plateforme qui ferait le choix de s’en débarrasser apparaîtrait tout de suite comme une alternative à Amazon, qui les utiliserait massivement pour empêcher ses utilisateurs de fuir vers un autre écosystème…Berlucchi est ainsi devenu l’un des opposants à Amazon, en lequel il voit une menace et contre lequel il essaie de dresser ses outils.

JulieMais à toujours voir Amazon comme le grand méchant loup de la bergerie, on oublie cependant de voir que d’autres, dans le même temps, restreignent considérablement nos marges de manoeuvre (il n’y a qu’à voir les mécontentements exprimés suite aux « détournements » de l’ePub par la Fnac et Kobo)

L’avance que pense notamment avoir le patron d’aNobii sur Amazon porte sur les données utilisateurs qui doivent permettre un affinage du ciblage et de la recommandation de livres vendus par ses partenaires et donner des pistes aux auteurs/éditeurs pour ajuster leurs créations en fonction des comportements mesurés (voir les profils établis par BookRepublic et le ciblage précis que permet BookRiff à partir des compilations de contenus dispersés et réalisées par ses membres). Ainsi, distributeurs, éditeurs, fondateurs de réseaux  de lecteurs ont tout intérêt à travailler ensemble et à partager leurs donnéescomme l’a fait fait remarquer Barnes & Noble (d’autant plus enclin à le faire qu’ils sont aujourd’hui loin d’être en position de force) : « Nous devons aujourd’hui être plus transparents qu’auparavant » (il était quand même temps mais mieux vaut tard…). Barnes & Noble a sans doute senti que l’implantation du javascript dans l’ePub 3 allait lui donner moins d’emprise sur les éditeurs, comme ils seront bientôt capables de faire remonter des données-utilisateurs, sans le concours des distributeurs, depuis leurs propres fichiers vendus chez ces distributeurs.
Les éditeurs ont par ailleurs été invités à rentrer en relation directe avec leurs clients-lecteurs (comment, on ne s’est jamais trop comment, et la plupart des intervenants se contentent généralement de répéter : « Il faut être sur les réseaux sociaux ») qui est une forme de culture de la donnée qu’exploite par exemple très bien Lori James, fondatrice d’une plateforme de littérature sentimentale (All Romance). À terme, a estimé un participant, toute la profession (pas seulement Amazon et Barnes & Noble, donc) devra s’organiser autour de cette culture des données. En d’autres termes : les éditeurs vont être de plus en plus amenés à faire du ciblage marketing sans pour autant négliger l’affinage des métadonnées, indispensables à la visibilité de leur catalogue sur les moteurs de recherche (c’était une des grandes préoccupations de la foire de Francfort 2011). Le modèle à suivre selon Mike Shatzkin : le site Cookstr que Brian O’Leary louait déjà comme un modèle de sa « théorie » (« Context First« ), soit la multiplication des informations (liens, vidéos, critiques, avis, etc.) autour d’une fiche produit pour améliorer son référencement (ce qui nécessite par ailleurs d’avoir un workflow XML suffisamment solide, structuré et alimenté donc cher…). Cette logique est poussée jusqu’à son terme parSmall Demons qui fait du livre une base documentaire à partir de laquelle peuvent être extraits des éléments plus ou moins en rapport directs avec les mondes du livre (marques, produits mentionnés dans le texte, etc.).

Dans cette quête du ciblage et de la recommandation, les réseaux sociaux de lecteurs (qui fonctionnent sur ce modèle d’agrégation d’éléments pour « enrichir » une fiche) sont des alliés de poids. La conférence « Social Future of The Book », qui réunissait notamment Sol Rosenberg de Copia et Travis Alber deReadSocial/BookGlutton, était ainsi chargée de montrer comment le livre pouvait s’appuyer sur elle (ou les fonctions qu’elles propose). À écouter les intervenants (enfin, à lire le compte rendu ;) j’ai d’abord eu l’impression que les acteurs du livre numérique commençaient enfin à revenir de leurs belles illusions et de leurs fantasmes et ciblaient davantage leurs projets et leurs buts. Tous ont par exemple estimé qu’il était hasardeux d’attendre d’un lecteur qu’ils participent au point de compléter soigneusement un texte (mais là encore, des distinctions s’imposent : on parle du « lecteur » comme s’il s’agissait d’une réalité parfaitement homogène, arrêtée et définie; or les fans fictions sont par exemple très actifs dans le domaine de l’écriture)

Sans doute faudra-t-il s’appuyer sur des comportements naturels d’une partie du lectorat (les lecteurs de manuels par exemple comme veut le faire Copia ou de bouquins de cuisine/santé qui ont besoin de conseils personnalisés comme le révèle bien le service d’Amazon @Author) pour développer des outils d’annotations, de partage de commentaires et d’extraits de livres. Mais avant de se lancer dans cette course, penser déjà à l’existant, autrement dit : à Facebook et Twitter que les auteurs pourraient investir s’ils le souhaitentuniquement. Car ainsi que le rappelait Margaret Artwood l’année dernière au Tools of Change 2011un auteur a parfaitement le droit de ne pas s’engager sur ces plateformes; ça n’en fait pas un pestiféré pour autant.