Ebook au Royaume-Uni : "la libre concurrence a conduit au monopole"

Ebook au Royaume-Uni : «la libre concurrence a conduit au monopole».

Nicolas Gary. acctulitte.com 14/04/2014

Le monde de l’édition britannique va mal, très mal. « On regrette amèrement la disparition du Net Book Agreement [NdR : la loi fixant un prix unique du livre], mais plus encore, la disparition du contrat d’agence, pour le livre numérique », nous confirmait un éditeur londonien, en marge de la Foire du livre de Londres. C’est que la situation empire, et que les parts de marché dans la vente d’ebook se réduisent comme peau de chagrin, pour l’ensemble de la chaîne.

 Le constat est simple : là où le « fixed retail price », comprendre « le prix unique du livre » a été maintenu en France, par l’intermédiaire de la loi PULN, et en Allemagne, au travers des contractualisations, l’ensemble des détaillants parvient à jouer des coudes, avec plus ou moins de bonheur. « Au Royaume-Uni, c’est un carnage. Dans certains groupes, on dépasse les 90 % de ventes réalisées sur la plateforme Kindle », assure un acteur numérique. Un pourcentage qui serait confirmé, à demi-mot, par la Booksellers Association, et que le groupe Nielsen évalue à 95 % les ventes sur les sites en ligne, et 2 % celles réalisées en librairies indépendantes. 

Or, quand on parle de grand groupe, les regards se tournent rapidement vers Penguin Random House, car c’est, historiquement, de cette fusion, officialisée le 1er juillet 2013, que découle le marasme actuel, en grande partie. Il faut comprendre que le Royaume-Uni reste commercialement écartelé entre la tutelle états-unienne et l’Union européenne. Or, au moment où le sol s’est mis à trembler pour les éditeurs US, avec la procédure menée par la juge Denise Cote, accusant les maisons et Apple de collusion, le marché UK a ressenti les secousses.

Pris dans l’étau du DoJ et les amendes faramineuses, et les cowboys de la Commission européenne, dont la visite avait laissé des traces, le marché britannique a pris très peur. « Pour nombre d’éditeurs, il ne fallait surtout pas attendre de se retrouver devant un tribunal, et donc prendre les devants en faisant disparaître le contrat d’agence. »

On s’en souvient, c’est justement cette contractualisation, originellement proposée par Apple, et généralisée par les éditeurs avec les différents revendeurs, qui a provoqué les soupçons d’entente, puis déclenché la procédure juridique, outre-Atlantique. « Préventivement, certains ont préféré tout supprimer, plutôt que de courir le risque d’une amende, voire pire… » C’est dans ce contexte qu’intervient alors la fusion entre Penguin et Random House.

Le premier est embarqué dans le règlement que le ministère de la Justice américain soumet aux éditeurs. Pas le second. Mais comme la menace est trop importante, Random House se retrouve à devoir modifier ses contrats, et passer du contrat d’agence à un « agency lite ». Une version révisée, qui permet aux revendeurs d’effectuer de plus importantes remises – et fait donc le jeu, idéalement d’Amazon, que d’aucuns soupçonnent d’être à l’origine de la procédure américaine.

«Finalement, on découvre un système soviétique dans l’ebook, sans possibilité de révolution. Jeff Bezos est parvenu à staliniser le marché du livre«

« Bien sûr, la zone euro est sous la surveillance de la Commission européenne, mais celle-ci n’a pour l’heure débouché sur rien. Dans les faits, les Britanniques auraient certainement pu opposer une exception culturelle, ou brandir des arguments comme cela s’est vu ailleurs. Sauf que l’on est plus libéraux sur l’île que sur le continent. Même avec les livres… » Mais la suppression préventive du contrat d’agence était déjà à l’oeuvre, et Amazon pouvait continuer son travail de sape auprès des concurrents.

C’est donc bien la conjonction de positions libérales, celles de la Commission européenne et du marché britannique, qui ont tout déclenché. « C’est le pays d’Europe qui a eu le plus peur. Et finalement, d’un point de vue politique, défendre la libre concurrence de manière effrénée a fini par tuer le secteur, et aboutir à un monopole d’Amazon. Tout simplement. » Les philosophes libéraux et les économistes du XIXe siècle n’en croiraient pas leurs yeux.

« Le problème, c’est que l’économie libérale fonctionne parce qu’elle dispose de règles communément admises, et que les acteurs du marché ont adopté un comportement rationnel. Mais quand on a un chien fou comme Amazon, capable de dire à ses actionnaires ‘Je vous paierai dans 10 ans’, alors l’économie libérale se désagrège toute seule. »

Et l’on imagine aisément quelles seraient les conséquences pour un secteur culturel. Celui du livre en l’occurrence. « C’est bien pire qu’un monopole d’État, outre-Manche, parce qu’il n’y a plus aucun outil de contrôle. Finalement, on découvre un système soviétique dans l’ebook, sans possibilité de révolution. Jeff Bezos est parvenu à staliniser le marché du livre : la libre concurrence a conduit au monopole, lequel a tout détruit. Et par ricochet, on peut se demander comment la concurrence éditoriale ne sera pas directement menacée. »

Pour s’en sortir, les éditeurs britanniques n’ont pas d’autre choix que de chercher des pistes ailleurs que sur les marchés classiques. « Mais sorti du monde britannique, du Commonwealth et de l’Amérique du Nord, il ne reste que des miettes. L’Europe continentale, bien sûr, puis l’Inde et la Chine. La demande en textes anglophones y est minoritaire, mais elle existe tout de même. Aujourd’hui, les éditeurs sont écoeurés par l’état d’un marché numérique dont ils sont en grande partie responsables. »

«Le Royaume-Uni est un cas d’école de ce qui se passe sur un marché totalement libre, et où la Commission européenne est intervenue, pour libéraliser plus encore le secteur.«

 Le président de la Booksellers Association, Tim Walker, l’avait d’ailleurs expliqué dans un entretien accordé à ActuaLitté : si l’entrée des géants du net est, à court terme, profitable pour les consommateurs, à plus longue échéance, elle ne cesse d’inquiéter. Mais impossible de rêver à un retour du prix unique du livre : « Je crois que les dernières négociations sur le sujet ont eu lieu en 1998, et nous avons probablement manqué cette occasion, il n’y a eu aucune fixation de prix au Royaume-Uni depuis. Beaucoup de libraires aimeraient un prix fixe comme dans certains pays européens, mais je ne crois pas que cela arrivera dans le contexte économique actuel, il faut être réaliste. »

D’ailleurs, la Bookseller Association hésite encore… à laisser tomber ce marché : sans moyens pour investir tous les pans nécessaires, difficiles de rivaliser. « Il leur faudrait un cloud, une application et un lecteur – voire une tablette -, tout un écosystème identifié comme venant de la librairie indépendante. » Alors, on cherche des solutions gratuites.

Pour l’heure, la vente d’ebooks passe par des EPUBS, fournis sur les sites des adhérents, via une prestation qu’opère Gardners. Mais on n’y découvre quasiment aucune vente. « Les autorités attendent de vendre davantage, et hésitent à investir plus. C’est le serpent qui se mord la queue. Finalement, seules des initiatives privées, mais fédératrices, comme Tolino en Allemagne, ont une chance de créer un front anti-Amazon crédible. Dans tous les cas, le Royaume-Uni est un cas d’école de ce qui se passe sur un marché totalement libre, et où la Commission européenne est intervenue, pour libéraliser plus encore le secteur. »

Que l’on s’y attarde un instant : la Commission avait voulu faire ce que le DoJ faisait aux États-Unis. Remettre en question pricing agency, en raison – supposée, mais depuis tranchée – d’une collusion entre les éditeurs et Apple. Or, si cela avait eu cours sur le territoire nord-américain, comment n’en serait-il pas de même sur le territoire européen ? En cédant, les Britanniques ont ouvert les vannes au discount pour les détaillants. « Résultat : Amazon a tout raflé, et Apple est un nain. »