En France ou à l’étranger, “les dangers pour les libraires sont les mêmes”

En France ou à l’étranger, “les dangers pour les libraires sont les mêmes”

Nicolas Gary / actualitte.com

ENTRETIEN – Dans le XVIIIe arrondissement, à Paris, Le Rideau rouge occupe une place de choix. Cette librairie, qui fête ses quatorze ans cette année, a connu un grand changement dans sa vie, en juin 2012. Anaïs Massola et Élise Henry, désormais associées, animent la vie du quartier, au 42 rue de Torcy. Avec le sourire, et cela change tout.

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Librairie Le rideau rouge
Anais Massola – Librairie Le Rideau rouge, CC BY SA 2.0

ActuaLitté : Quelle est l’histoire de votre librairie, comment l’avez-vous créée ?

Anaïs Massola : J’ai ouvert ma librairie, Le rideau rouge, fin 2004 à Marx Dormoy, quartier populaire du nord de Paris. Après avoir appris le métier sur le tas, en travaillant dans une librairie pendant six mois, j’ai monté un dossier financier, constitué une étude de marché et trouvé un local de 40 m2 rue Riquet. Je me suis associée en 2012 et nous avons déménagé la même année pour une plus grande surface de 80 m2, située rue de Torcy.

Le rideau rouge est une librairie de quartier qui développe une politique d’animation active avec rencontres, expositions, lectures, théâtre, concerts, débats… Nos rayons essentiels sont la BD et la jeunesse, mais on possède également un bon rayon sciences humaines positionné sur la théorie critique et un accompagnement des petits éditeurs qui portent un regard pertinent sur les enjeux de nos sociétés. La littérature est volontairement classée par pays et non par grandes régions afin de montrer la richesse de toutes les littératures du monde.

Quelles sont les spécificités historiques du marché du livre à Paris ?

Anaïs Massola : Aujourd’hui, il existe quelque trois cents librairies à Paris. Un certain nombre d’entre elles sont très spécialisées (thématiques, langues…), mais elles connaissent des difficultés depuis quelques années avec la disparition emblématique de certaines d’entre elles : librairie espagnole, allemande entre autres. Il y a eu un déplacement des fortes zones d’activités en librairie sur Paris passant du Centre-Ouest au Nord Est de la capitale.

Cela peut s’expliquer notamment par des mouvements en profondeur, certains quartiers perdant des habitants au quotidien au profit de locations de tourisme type Airbnb. L’une des conséquences a été la fragilisation extrême de librairies historiques du centre de Paris.

La mise en place d’un regroupement de librairies avec une remontée des stocks de chacune d’elles sur le site de Paris Librairies a permis, depuis quelques années, d’offrir un vrai service aux lecteurs et de créer du lien entre les librairies parisiennes.

Librairie Le rideau rouge
Librairie Le rideau rouge, CC BY SA 2.0

À ce jour, à quelles problématiques faites-vous face ?

Anaïs Massola : La librairie est bien ancrée dans le quartier et bénéficie d’un bon emplacement. Son identité est bien perçue et en adéquation avec la sociologie dominante de nos lecteurs (professionnels de la culture, de l’éducation, du social avec des revenus corrects). Le chiffre d’affaires de la librairie évolue bien et mes difficultés, tout en n’étant pas asphyxiantes, viennent surtout d’une surproduction éditoriale qui envahit mon temps de travail et met à mal ma trésorerie.

Cela va mieux depuis quelque temps parce que j’ai adopté des stratégies plus rigoureuses dans mes relations avec les diffuseurs. Cependant, je reste inquiète et perplexe devant l’aveuglement d’une grande partie de la chaîne du livre, dans cette course à imprimer de plus en plus lorsqu’on connaît l’énormité des taux de retour et de pilonnage. L’autre sujet d’inquiétude est, bien sûr, la montée d’Amazon qui grignote année après année des parts de marché et impulse de nouveaux comportements d’achats qui sont à l’opposé de ceux qui donnent du sens à mon métier.

Comment établissez-vous votre sélection d’ouvrages mis en avant ?

Anaïs Massola : Pour mes tables thématiques, je puise dans des informations glanées sur le net et grâce à Electre. Pour le fonds, je feuillette les catalogues d’éditeurs et j’utilise l’observatoire de la librairie française afin d’affiner mes sélections.

Quelles sont vos relations avec les diffuseurs ?

Anaïs Massola : Dans l’ensemble, la librairie se situe plutôt dans un premier niveau, je dispose donc d’informations suffisantes pour me permettre d’effectuer de bons choix. Cela dépend comme toujours de la qualité de la personne avec laquelle je travaille et de ma propre connaissance des lignes éditoriales. Pourtant, certains diffuseurs avec lesquels je collabore en deuxième niveau sont loin de pouvoir me fournir des éléments probants me permettant d’effectuer un vrai travail de sélection sur les nouveautés. D’ailleurs, je suis déconcertée par les écarts de qualité des outils d’information entre les différents diffuseurs.

Que vous apporte le réseau de l’AILF ?

Anaïs Massola : Ce que j’apprécie le plus avec le réseau des libraires francophones, c’est l’échange de pratiques et de réalités fort contrastées. Connaître et comprendre le fonctionnement de la chaîne du livre dans d’autres pays permet de réfléchir autrement aux problématiques françaises. Ce regard neuf me semble essentiel aujourd’hui. Et puis j’y ai fait certaines de mes plus belles rencontres !

Librairie Le rideau rouge
Librairie Le rideau rouge, CC BY SA 2.0

Quel regard portez-vous sur l’industrie du livre ?

Anaïs Massola : Le livre est un objet qui porte en lui un grand désir de donner du sens, même un livre de cuisine. Cependant, l’industrie du livre actuelle est profondément capitaliste et en subit peut-être plus que d’autres toutes les absurdités. Je pense qu’il est grand temps d’avoir une réflexion de fond sur la surproduction et sur les relations entre les acteurs de la chaîne du livre. Si on perd ce qui fait sens dans nos métiers, on perdra, de fait, cette relation au livre qui nous rend encore aujourd’hui indispensables à la lecture.

Vous êtes administratrice du SLF et de l’AILF. À votre avis, ces deux associations ont-elles beaucoup de choses à partager ?

Anaïs Massola : La taille et le fonctionnement du SLF et de l’AILF sont différents, mais les enjeux principaux sont les mêmes : défense de la bibliodiversité et de l’accès au livre par tous. Ce qui est intéressant, c’est que, même si l’économie du livre francophone est régulée différemment sur le territoire français qu’à l’étranger, les dangers auxquels la profession est confrontée sont les mêmes : prédation d’Amazon, concentration des diffuseurs et des distributeurs, volonté des instances publiques de pousser le livre numérique, désengagement sur la lecture comme levier d’émancipation dans l’Éducation nationale… Je pense que le SLF a beaucoup à apprendre de ce qui se passe à l’international.

En partenariat avec l’AILF

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