Exception pédagogique et numérique : prévenir le pillage de ressources

Exception pédagogique et numérique : prévenir le pillage de ressources.

Nicolas Gary. 03/04/2013

  « Avec le projet de réforme de l’école, nous voulions réaliser plusieurs avancées, sur la question notamment de l’exception pédagogique. Mais nous ne soupçonnions pas que ce point soulèverait une telle levée de boucliers, principalement contre l’article 55», explique Isabelle Attard, députée du Calvados, Euro-Ecologie-Les Verts. Pourtant, l’Assemblée nationale a assisté à une véritable levée de bouclier des professionnels du livre, pour qui la modification de l’exception pédagogique, telle que proposée menace la profession.

Il convient de faire un petit retour en arrière, pour se souvenir en quoi consistait la mesure de modification du Code de la Propriété Intellectuelle :

Le projet de loi élargit le domaine de l’exception pédagogique – qui permet la représentation ou la reproduction d’extraits d’œuvres dans le cadre de l’enseignement, à des fins d’illustration, sans avoir à demander préalablement l’autorisation aux auteurs ou aux ayants droit – aux « œuvres réalisées pour une édition numérique de l’écrit » ainsi qu’aux sujets d’examen et de concours organisés dans la prolongation des enseignements.

Et à ce titre, l’article 55 introduisait une réelle nouveauté :

A l’article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle, le e du 3° est ainsi modifié :

1° Les mots : « et des œuvres réalisées pour une édition numérique de l’écrit » sont 

supprimés ;

2° Après le mot : « pédagogiques », la virgule est remplacée par le mot : « et » ;

3° Après le mot : « recherche », sont insérés les mots : « , y compris pour l’élaboration et la diffusion de sujets d’examen ou de concours organisés dans la prolongation des enseignements ».

En séance, à l’Assemblée nationale, Isabelle Attard avait d’ailleurs été l’une des seules à prendre parti, considérant l’article comme « particulièrement important », parce qu’il venait « élargir l’exception pédagogique dont bénéficient les enseignants, en autorisant explicitement l’usage en cours des œuvres écrites numériques. Nous vous proposerons de poursuivre dans cette direction, au travers d’amendements qui visent à sécuriser juridiquement les pratiques des enseignants vis-à-vis du droit d’auteur, tout en assurant une juste rémunération des éditeurs d’œuvres en tout genre ».

Professionnels du livre contre professionnels scolaires ?

« C’était de si petites modifications, que l’article apportait, que l’on n’a pas compris la véhémence, à droite, ni les réaction des éditeurs de manuels scolaires. » EELV avait à ce titre rédigé plusieurs amendements, 211 à 222 (voir dans document ci-dessous), pour porter l’accent un peu plus sur l’exception pédagogique. Et pour les contrer, nous a-t-on confirmé de sources parlementaires, certains députés, de tous bords, ont reçu des contre-amendements prérédigés, et qui furent repris tels quels dans les débats – notamment par la député UMP de Morteau, Annie Genevard.

« Nous assistions à une véritable opposition : des deux côtés, on défendait les professionnels. Mais les uns avaient pris parti pour les professionnels de l’édition, quand les autres défendaient les professionnels de l’enseignement », se souvient Isabelle Attard. C’est que l’édition scolaire, dans l’économie du livre, constitue un enjeu financier important. Selon les années, et en fonction qu’une réforme ait cours ou non, les chiffres d’affaires peuvent varier comme suit :

  • 318 millions € pour les manuels scolaires
  • 89 millions € pour le parascolaire
  • 8 millions € pour la pédagogie (les ouvrages réalisés pour les enseignants)

On peut également ajouter les ouvrages universitaires

  • 84 millions € pour Science Technique Médical
  • 195 millions € pour les Sciences humaines

Au total, donc, le monde de l’édition scolaire représente près de 700 millions € – sur un montant de 4,1 milliards € global pour le secteur de l’édition, en 2012. A titre de comparaison, la BD représentait – sur l’année 2011 – 228,8 millions €, 372, 8 millions pour l’édition jeunesse. La littérature pesait pour sa part 699,3 millions (données SNE, 2011)

Et puis, comme on dit dans les milieux autorisés, les discussions dans l’hémicycle intervenaient quelques jours avant l’inauguration du Salon du livre. Cet événement, associé à la pression des professionnels, avait donné plus de raisons encore de passer à la trappe cette affaire d’exception pédagogique.

Des amendements inaudibles ?

Selon nos informations, les pressions n’ont d’ailleurs pas manqué : les cabinets du ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, du premier ministre, Jean-Marc Ayrault, et même du président de la République se sont tout à coup montrés vigilant à la question de l’exception pédagogique. Même la conseillère de François Hollande était présente à l’hémicycle, nous fait-on remarquer.

« Alors, ce 5 mars, qu’est-ce que les députés ont pu entendre ? Eh bien, l’amendement 218 « qui visait à simplifier la publication en ligne de ressources pédagogiques que les enseignants pouvaient produire. C’est un outil important, pour que l’élève puisse télécharger ultérieurement son cours. On doit pouvoir l’autoriser, même si la ressource contient des copies d’oeuvres récentes ». Évidemment, l’amendement n’est pas passé, mais lors de la deuxième lecture au Sénat, les sénateurs devraient voir revenir cette question.

Ainsi, serait à retenir principalement l’amendement 218 :

Après l’alinéa 4, insérer l’alinéa suivant :

« 4° A la fin de l’alinéa, la phrase suivante est insérée : «Des extraits d’œuvres peuvent être incorporés à des ressources ou à des travaux pédagogiques, pour être diffusés via  un intranet, un extranet ou une connexion sécurisée, à un public composé majoritairement d’élèves, d’étudiants, d’enseignants ou de chercheurs, sous réserve que cette diffusion ne donne lieu à aucune exploitation commerciale, et qu’elle soit compensée par une rémunération fixée par décret sur une base forfaitaire. » »

EXPOSÉ SOMMAIRE

L’exception pédagogique a initialement été adoptée dans le cadre de la loi DADVSI, qui avait vocation à adapter le droit d’auteur à l’environnement numérique. Mais, dans sa formulation actuelle, l’exception ne couvre pas les nouvelles pratiques innovantes d’enseignement à distance que les Technologies de l’Information et de la Communication permettent de mettre en œuvre : eLearning, enseignement collaboratif ou récemment MOOC (Massive Online Open Courses). 

L’ajout proposé donne une assise légale à ces nouvelles formes innovantes d’enseignement, dans un cadre sécurisé, qui ne demandent qu’à se développer, mais ont du mal à le faire actuellement, en raison des obstacles juridiques qu’elles rencontrent. 

Un enjeu pédagogique premier

D’ailleurs, les mêmes enjeux vont se poser pour le projet de loi qui concerne le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche – et les amendements se retrouveront, à l’identique. « Il fallait, durant les discussions, et même s’il était trois heures du matin, faire comprendre à nos collègues toute l’absurdité du système actuel. Et malheureusement, elle est immense. En guise d’opposition, dans l’hémicycle, les arguments manquaient et quand on posait la question, on nous renvoyait, pour ce qui est du droit d’auteur, à la Mission Lescure. »

Mission qui commence à avoir bon dos, et le dos très large surtout. « Les problèmes viennent de ce que les ministères de la Culture et de la Communication, et de l’Éducation nationale ne discutent pas, alors que ce dernier verse des sommes importantes aux éditeurs de manuels scolaires, dans le cadre de l’exception pédagogique – plusieurs millions d’euros. »

Même la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Geneviève Fioraso, à l’origine du projet de loi touchant aux modifications de l’enseignement supérieur, estime que la présence de cours en ligne est une solution indispensable. « Mais elle n’en écrit pas une ligne dans son projet de loi, permettant la modification du CPI pour introduire justement cette question de publication de cours en ligne… », déplore Isabelle Attard.

De l’exception pédagogique à l’acte de contrefaçon simplifié

 Pascale Gélébart, chargée de mission au Syndicat national de l’édition, pour le groupe Éducation, réunissant les éditeurs de livres scolaires, destinés à l’école élémentaire, au collège et au lycée d’enseignement général, technologique et professionnel, rappelle que le projet de loi a été adopté le 19 mars. Et dans ce contexte, l’article 55 a été validé dans les termes mêmes du projet de loi.

Toutefois, les oeuvres conçues à des fins pédagogiques restent exclues du champ de l’exception pédagogique. Ainsi, dans la pratique, ce sont avant tout les oeuvres de littérature qui sont impactées ; l’amendement 218 de la députée pose ainsi un sérieux problème. « Imaginez qu’une académie décide de mettre en ligne un extrait de Camus, dans le cadre de cette exception. Et que d’autres décident de faire de même : nous arriverions rapidement à une reproduction intégrale de l’oeuvre qui pourrait entraîner la création d’une contrefaçon. »

 Philippe Masseron, directeur général adjoint du CFC, abonde : « La reconstitution d’ouvrages, à partir d’extraits diffusés sur internet, est une chose que nous avons déjà vue. L’amendement avait tout à la fois tort et raison. S’il est effectivement impossible qu’un enseignant publie sur internet des ressources pédagogiques contenant des oeuvres protégées, il serait possible de passer par d’autres solutions. L’idée d’un extranet, ou d’un site avec un accès protégé respecterait alors pleinement les impératifs. »

Une nécessaire solution collégiale

Pascale Gélébart ajoute : « Il ne faut pas chercher des outils ni des solutions qui porteraient atteinte à la protection de l’oeuvre. Si des modifications doivent intervenir, il faut trouver les solutions avec l’ensemble des acteurs, et non avec une action législative unilatérale. »

 Du côté du CFC, Philippe Masseron, souhaite également tordre le coup aux idées hâtives : « Ce ne sont pas des millions d’euros que rapporte l’exception pédagogique : ce sont deux millions € TTC, pour l’écrit, l’image, la musique et l’audiovisuel. Et dans l’écrit, recouvrant la presse et le livre, cela s’élève à 1,7 million € TTC. » Le taux de TVA étant, dans ce cas de figure, de 7 %.

En revanche, les droits payés pour les photocopies représentent des sommes dix fois supérieures. Ce système de gestion collective, mis en place depuis 1995 pèse entre 21 et 22 millions €, répartis comme suit :

  • 7,7 millions € à la charge du ministère de la Culture et de la Communication pour les établissements d’enseignement primaires, dans le cadre d’un accord spécifique
  • 10,7 millions € pour les établissements de l’enseignement secondaire, qui perçoivent une dotation de la part du ministère de l’Éducation nationale. Ainsi, pour les collèges et lycées, la dotation couvre le premier niveau de dépenses photocopies, établit selon le volume de copie moyen pour les élèves, par établissement.

« Si l’établissement souhaite dépasser ce seuil du 1er niveau, il lui faut alors trouver les ressources budgétaires pour le faire. »

Mais pour revenir à l’exception pédagogique, M. Masseron voit dans les échanges parlementaires « une mauvaise connaissance des accords qui ont été passés ». D’abord, en 2006, avec la DADVSI, l’introduction de l’exception pédagogique a été mise en place, avec une application au 1er janvier 2009. « Et ces accords couvrent de multiples utilisations possibles. En l’état, cela fonctionne plutôt bien. »

Dans le cas, par exemple, des partitions de musique, opérer une modification de l’exception pédagogique reviendrait à tuer littéralement les éditeurs. « Il serait impossible de passer le test en trois étapes, tel qu’il a été introduit à l’article L122-5. Celui-ci stipule que les exceptions ne s’appliquent qu’à condition d’être des cas spécifiques, qu’elles ne portent pas atteinte à l’exception commerciale classique, et ne nuisent pas aux intérêts des auteurs. »

La deuxième lecture au Sénat interviendra prochainement. Et nul doute que cette question d’exception pédagogique reviendra…

 Vers un pillage organisé des ressources ?

Vice-présidente du SNE et présidente du groupe des éditeurs scolaires, Sylvie Marcé, qui dirige les éditions Belin, souligne que l’actuel projet de loi a été trop rapidement rédigé : il n’apporte aucune simplification aux conditions de travail des enseignants, pas plus qu’il ne prend en compte les enjeux pour les éditeurs – tant de manuels scolaires que les détenteurs de droits d’oeuvres protégées. « Tel qu’il était présenté, le projet de loi ouvrait un champ nouveau, qui pourrait aboutir, en l’état, à un pillage organisé des ressources. »

Il faut comprendre deux choses : l’éditeur détenant les droits d’une oeuvre est contacté par un éditeur scolaire, qui souhaiterait utiliser un extrait (ou plusieurs) dans le cadre d’une édition. Ce dernier acquiert les droits de reproduction (coût entre 50 et 200 € pour du texte), lui permettant de proposer l’extrait de l’oeuvre dans son manuel. Un budget « très significatif dans la conception des ouvrages », assure Mme Marcé.

L’éditeur sollicité peut ainsi maîtriser la diffusion des passages, en choisissant de refuser l’utilisation d’un trop grand nombre de passages. C’est ainsi qu’une régulation s’opère – et que l’on ne risque pas de tomber dans un pillage systématique.

 Dans le cadre du projet de loi,  l’utilisation numérique de ces extraits d’oeuvres, les éditeurs seraient tout à fait disposés à discuter des modalités, « à condition que l’on détermine un cadre défini, qui soit celui de l’acte pédagogique, que ce soit présentiel, avec les élèves, ou à distance. Et que cela exclut distinctement toute diffusion à d’autres personnes ». Ainsi, il ne peut pas être question d’une mutualisation des cours réalisés par les enseignants, puis ensuite rendus publics sur les réseaux.

« Aujourd’hui, 80 % des oeuvres sous droits dont on réalise des photocopies proviennent de manuels scolaires. Le droit d’extrait ne peut pas signifier demain que l’on accepte un détournement du droit d’auteur. » Et avec l’environnement numérique, on comprend bien que cela irait très vite…

Si les discussions se déroulent plutôt avec les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture et Communication, et non avec les syndicats d’enseignants, l’une des approches possibles serait le passage à une gestion collective obligatoire, et non plus reposant sur l’actuel système.

En effet, pour l’heure, les éditeurs apportent volontairement leurs oeuvres à un organisme de gestion des droits numériques (le CFC). Des contrats d’apports de droit non exclusif permettent aux maisons de profiter de garanties contre l’utilisation non autorisée. En contrepartie, l’éditeur perçoit une redevance sur l’utilisation de ces extraits, au format numérique.

L’idée d’une gestion collective obligatoire pourrait être plus intéressante. « Il est contraignant pour les enseignants, aujourd’hui, d’aller consulter le registre établi, d’autant qu’il faut chercher oeuvre par œuvre, pour déterminer et vérifier ce qu’il est possible d’utiliser. Sous réserve d’une limitation de l’emploi à l’acte pédagogique, la mise en place de cette gestion collective obligatoire rendrait plus simples leur travail et l’établissement des cours. Ils n’auraient plus alors à aller consulter un registre à chaque utilisation mais seraient autorisés, dans un cadre contractuel précis, à utiliser des extraits d’œuvres pour leur cours. »

Selon les enquêtes de satisfaction réalisées auprès des enseignants, sur la qualité des manuels scolaires et l’appréciation des contenus, ces derniers mettraient tout particulièrement en avant la sécurité juridique dont les oeuvres sous droit bénéficient.

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