Jean-Louis Gauthey : “Le modèle diffusion/distribution est obsolète” (Cornélius)

Jean-Louis Gauthey : “Le modèle diffusion/distribution est obsolète” (Cornélius)

Antoine Oury / actualitte.com

Installée depuis un peu plus de quatre ans à Bordeaux, l’équipe de la maison d’édition Cornélius poursuit le travail de longue haleine commencé en 1991 avec la création de la société. Jean-Louis Gauthey, à la tête d’une équipe de 3 personnes, mène la barque avec détermination, mais sans se prétendre certain de la destination à atteindre.

FIBD 2018

Les éditions Cornélius au FIBD 2018
(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)

Fuente original: Jean-Louis Gauthey : “Le modèle diffusion/distribution est obsolète” (Cornélius).

ActuaLitté : Comment a évolué l’équipe par rapport à la création de Cornélius ?

Jean-Louis Gauthey : Quand j’ai démarré en 1991, j’étais tout seul, et puis, en 1996-1997, une personne m’a rejoint, qui n’est plus dans l’équipe mais avec qui je suis toujours en contact puisqu’il est devenu auteur. Il s’agit de Blexbolex. Je l’ai poussé dans cette carrière. Nous sommes encore amis et je l’édite régulièrement. Par la suite, l’activité d’édition m’a poussé à embaucher, et le fait d’embaucher m’a conduit à poursuivre. Sinon, j’aurais probablement arrêté autour des années 2000. Aujourd’hui, nous sommes quatre, avec Hugues, mon assistant graphique et fabrication, Adèle, qui s’occupe de toute la communication, et Céline, qui gère tout ce qui est administratif et juridique. Moi, je m’occupe de la partie éditoriale et graphique.

En tant qu’éditeur, vous assumez une certaine responsabilité vis-à-vis des auteurs et autrices, aussi ?

Jean-Louis Gauthey : Si je ne peux pas parler d’équipe, il est indéniable que les auteurs et les autrices font aussi partie de Cornélius pour moi. C’est cet ensemble de personnes qui a fait que j’ai perdu la possibilité de mettre un terme à cette expérience. En 1997, les auteurs étaient peu nombreux, une quinzaine dans le catalogue de Cornélius, contre environ quatre-vingt aujourd’hui. Nous n’avons jamais travaillé avec énormément d’auteurs, nous essayons plutôt de leur garantir de bonnes conditions — pas financières, malheureusement, même si nous payons des à-valoir et 10 % de droits d’auteurs. Mais nous leur offrons des délais, de l’écoute, et tout ce qui peut aboutir à ce que leur manuscrit soit le plus proche d’eux, en apportant à la réalisation de leur livre le plus de soin possible.

À la création de Cornélius, comment êtes-vous entré en contact avec les auteurs ?

Jean-Louis Gauthey : C’était essentiellement de la cooptation, parce que, dès les débuts, Cornélius a été assez proche de L’Association. Je les connaissais et j’étais particulièrement complice de Jean-Christophe Menu, qui a été le premier membre de L’Association à vouloir publier chez Cornélius parce qu’il n’arrivait pas à se discipliner suffisamment pour se publier lui-même dans cette structure : il avait besoin d’un autre éditeur. Il a été celui pour lequel j’ai créé la collection des « comix », avec des couvertures en sérigraphie.

Cela a donné envie à Lewis Trondheim, dont L’Association ne pouvait pas absorber toute la production, et à David B. de se joindre à l’expérience. C’était exigeant pour eux car il fallait fournir 24 pages tous les trimestres. Seul Lewis y est parvenu — même moi, j’ai craqué. Ils ont été les trois premiers membres de L’Association qui ont été à cheval sur les deux structures. Ensuite, L’Association et Cornélius ont reçu en même temps des propositions de manuscrits de Joann Sfar, que nous avons tous deux acceptées.

Par la suite, j’ai mis un terme à la relation avec Joann, non pas parce que je ne m’entendais pas avec lui, mais parce que nous étions dans des modes de travail trop tranchés pour que cela puisse fonctionner. Je lui ai rendu ses droits et il a pu reprendre les pages qu’il avait faites à Cornélius chez L’Association.

Parleriez-vous d’une famille Cornélius-L’Association ?

Jean-Louis Gauthey : Nous avions d’autres auteurs en commun avec L’Association, comme Berberian, Blutch ou Fabio… Ces deux maisons étaient proches sur le plan esthétique, mais aussi éditorial. Par ailleurs, s’ajoutait à cela une proximité géographique puisque nous avions des locaux à la même adresse, au 100 rue de la Folie-Méricourt, ce qui était une volonté commune.

Pour achever de créer une sorte de confusion dans l’identité de Cornélius, qui a longtemps été considéré comme un satellite de L’Association, nous nous sommes diffusés ensemble, avec nos propres moyens. C’était d’ailleurs essentiellement L’Association qui s’occupait de la partie diffusion, même si je pouvais occasionnellement contacter des libraires.

FIBD 2018

L’Association au FIBD 2018 (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)

Physiquement, les auteurs étaient aussi proches ?

Jean-Louis Gauthey : Oui, bien sûr. Dans la première vie de Cornélius — j’entends par là le premier lieu occupé par Cornélius, avant d’avoir des locaux à la même adresse que L’Association —, l’atelier que j’occupais était dans une rue où Willem avait son atelier, c’est comme ça que je l’ai rencontré. Philippe Dupuy et Blutch se sont par la suite installés dans cette même rue. Nous déjeunions souvent ensemble, je venais voir les auteurs qui leur rendaient visite… À l’époque, Paris était très différent, et les échanges y étaient possibles du fait que la mixité sociale était une réalité. Dans le quartier Place Clichy-Pigalle, on pouvait rencontrer dans un bistrot des poivrots, des représentants de commerce, des artisans, tout autant que des artistes, auteurs de BD, écrivains ou cinéastes.

Avant d’être éditeur, vous étiez auteur : exercez-vous toujours aujourd’hui ?

Jean-Louis Gauthey : Oui, mais je suis un auteur très intermittent en bande dessinée parce que, outre le fait que Cornélius me prend beaucoup de temps, je reste gérant bénévole, ce qui m’oblige à exercer un autre métier. Je suis scénariste et directeur d’écriture dans l’audiovisuel, ce qui me prend énormément de temps. Par ailleurs, je ne suis pas si sûr d’avoir le besoin personnel d’avoir une reconnaissance artistique. Je dessine beaucoup chez moi, dans différentes techniques assez éloignées de la bande dessinée, et je ne suis pas du tout certain d’avoir cette nécessité d’être lu ou apprécié par d’autres. J’ai un regret, c’est de ne pas avoir assez de temps à consacrer aux scénarios de bandes dessinées que j’ai en cours pour d’autres auteurs. J’ai quand même deux ou trois projets. « On verra bien » comme disait Gus Bofa…

Pourquoi vous être lancé dans Cornélius à l’époque ?

Jean-Louis Gauthey : Si je repense à ma situation de l’époque, c’était pour m’extraire du monde du travail et de ses contraintes. Mais si je me réfère à ce que je faisais quand j’étais enfant, je faisais déjà des livres en un seul exemplaire pour moi. Et si je me projette aujourd’hui, je me dis que tout ça n’était peut-être qu’un moyen de trouver une activité qui me permette d’être autonome et qui me dégage du stress d’être un artiste jugé, commenté, voire pas lu, tout simplement. C’est difficile de savoir quelle est la raison première, et figer ça dans une « vérité » me semble illusoire.

Peut-on revenir sur ce moment où Cornélius a failli s’arrêter ?

Jean-Louis Gauthey : C’est en 2000 que j’ai hésité à arrêter, nous étions au bord de la faillite. Nous avions aussi des propositions d’un autre éditeur pour un rachat, nous avons travaillé à cette vente qui ne s’est finalement pas faite, l’éditeur ayant renoncé au dernier moment. Et c’était une chance pour Cornélius, parce que c’est ce qui nous a permis de gagner en professionnalisme, de faire des démarches pour obtenir des documents que nous n’avions pas… Ce travail m’a fait prendre conscience que Cornélius était une structure qui n’avait aucune gestion de quelque ordre que ce soit et que si on devait continuer, il fallait passer par ce type de… torture.

Cette proposition de rachat émanait d’un éditeur plus gros, plus institutionnalisé… Est-ce que vous l’avez vécu comme une bascule, le signal que la maison n’était plus aussi impertinente ou provocante ?

Jean-Louis Gauthey : Il n’y a jamais eu de volonté de provoquer chez Cornélius, ce n’était pas un enjeu et ça ne le sera jamais. La provocation a été totalement dévoyée par la télévision et la communication; la provocation n’a plus rien de subversif aujourd’hui, elle est même le plus souvent réactionnaire. Certes, des gens peuvent avoir une lecture militante de Cornélius. Pour ma part, je place notre engagement du côté de la curiosité, de l’exigence, de l’alternative à l’édition industrielle. Il ne faut pas confondre mon agressivité et Cornélius, ce sont deux choses distinctes. Quand je m’exprime sur l’édition avec un ton ironique ou sarcastique, ça n’englobe pas l’équipe ou les auteurs et les autrices.

Ce rachat m’a appris qu’on avait fait suffisamment de chemin — la maison avait alors 9 années d’existence — et qu’on représentait quelque chose de suffisamment intéressant pour que d’autres puissent avoir envie de se l’approprier. Cela a été un autre bénéfice, ça nous a donné confiance en nous. C’était une autre incitation à poursuivre.

Avec le recul, comment évaluez-vous l’impact de Cornélius sur le marché de la BD ?

Jean-Louis Gauthey : C’est toujours difficile à analyser, car nous ne sommes pas les mieux placés pour mesurer l’impact bénéfique qu’on peut avoir sur un marché ou sur son propre milieu. Je peux juste observer qu’à une époque, avec L’Association et une génération d’éditeurs apparus dans la foulée comme Atrabile, Les Requins Marteaux ou le Fremoc, on a initié un mouvement de rupture avec le format standardisé de l’époque, — le cartonné 48 pages couleurs — pour revenir à une diversité que le marché avait choisi d’oublier. Ça a amené d’autres propositions sur le plan esthétique et narratif.

Nous avons permis à une BD plus expérimentale, en opposition à la norme du moment, d’exister et de revivifier le secteur. C’est déjà ancien, mais à la fin des années 1990, beaucoup d’éditeurs plus mainstream ont repris nos modèles, on fait des « romans graphiques » et se sont remis à faire des BD en noir et blanc. Cela signifie que cette génération d’éditeurs a apporté quelque chose. Et qu’elle doit soutenir la génération qui lui succède. C’est pour ça qu’on a créé un syndicat d’éditeurs alternatifs, le S.E.A. Pour en revenir à l’impact que Cornélius pourrait avoir sur le marché, je me contente de rencontrer des gens heureux de lire nos livres sur les festivals : en soi, ça me suffit.

FIBD 2018

(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)

Quel élément vous parait aujourd’hui le plus difficile dans la vie de Cornélius, et sur le marché de la BD français ?

Jean-Louis Gauthey : D’une manière générale, ce qui reste difficile, ce sont les fins de mois. Et je crois que c’est le cas pour beaucoup de maisons d’édition, quelle que soit leur taille. Après, plus on est petit, plus ces fins de mois paraissent inatteignables, car on a rarement le soutien d’un banquier. Chez Cornélius, nous sommes d’une taille intermédiaire, mais ça ne nous met pas à l’abri de ce type de problème. Il y a des hauts et des bas tous les ans. Mais si on fait le choix de ne pas faire les livres dont on sait qu’ils ne vont pas marcher, on s’éloigne de ce qui fait l’intérêt de Cornélius aussi. Après, que les lecteurs ne soient pas disponibles pour consacrer leur budget à des livres plus difficiles, ça me désole, mais je peux le comprendre. Ce n’est pas pour autant que ces livres là ne doivent pas exister. Je pense qu’ils sont plus essentiels que d’autres livres qui marchent mieux.

Vous les repérez à l’avance ces titres, à force d’exercer le travail d’un éditeur ?

Jean-Louis Gauthey : Je suis encore suffisamment relié à ce qui a fait que Cornélius s’est créé pour percevoir que ce qui fait l’identité de la maison, c’est cette prise de risques sans laquelle il n’y a plus d’expérience, plus de diversité. Si c’est pour faire que des livres dont on sait à l’avance qu’ils vont marcher, je ne vois pas trop l’intérêt de faire ce métier. Étant donné que je fais ça de manière bénévole, il faut quand même que j’ai la sensation d’être un minimum utile, à mon échelle, à des auteurs, des autrices, des lecteurs et des lectrices. Parfois, des livres qui n’ont pas marché ont pu frapper quelques dizaines de personnes et il arrive que ces personnes viennent s’en ouvrir à moi 20 ans plus tard. Ce qui me conforte sur l’utilité d’avoir fait ce livre. Même les bides de Cornélius, j’espère tous les rééditer un jour, car ils ne sont pas des échecs pour moi.

L’idée de soutenir un auteur ou une autrice est-elle une motivation pour exercer ce métier ?

Jean-Louis Gauthey : Bien sûr, cela fait partie du métier et de l’engagement moral qu’on prend vis-à-vis d’un auteur. Après, il peut y avoir plus ou moins d’affinités et la relation dans le temps peut s’interrompre, mais rarement pour des questions artistiques. Quand je commence à travailler avec un auteur ou une autrice, je fais en sorte de l’aider, ce qui signifie parfois lui conseiller de publier ailleurs, voire le mettre en contact avec des éditeurs qui lui offriront des conditions financières meilleures. Cela fait partie de ce contrat basé sur la confiance.

Vous avez des exemples dans l’histoire de Cornélius ?

Jean-Louis Gauthey : Bien sûr, il y en a eu plein : Blutch, Giacomo Nanni, Hugues Micol, Fanny Michaëlis, Ludovic Debeurme… Il y a l’idée d’échanger sur ce qu’est leur situation, leurs envies, parfois de les aider autrement qu’en les éditant, leur expliquer l’intérêt à avoir une stratégie vis-à-vis de maisons d’édition plus grosses et les aider dans les négociations.

Ce qui semble de plus en plus nécessaire alors que la situation des auteurs gagne en complexité…

Jean-Louis Gauthey : C’est très difficile d’être auteur ou autrice. On ne s’en rend pas compte, mais cela demande énormément de sacrifices sur le plan du confort. Parfois, cela fonctionne, et tant mieux, mais c’est relativement rare. Tous les auteurs que je connais font face à la précarisation, c’est une réalité très concrète. Je l’ai vue s’aggraver depuis 15 ans, et c’est directement lié, quoi qu’en disent ceux qui ont une croyance dans l’autorégulation du marché, à la surabondance. C’est-à-dire ce modèle ultra-consumériste qui voudrait que la prolifération soit bénéfique à la diversité. Ce n’est pas comme cela que ça marche, ce n’est pas parce qu’on met de plus grandes quantités de livres en librairie que ces derniers vont plus se vendre.

Auteurs BD - FIBD 2018

(ActuaLitté, CC BY SA 2.0)

De fait, si on plonge un petit peu dans le détail des chiffres, on s’aperçoit que le chiffre d’affaires de la BD a progressé beaucoup moins vite que le nombre de livres produits. Ce qui signifie qu’on produit beaucoup plus de livres pour gagner à peine plus. Les éditeurs ont encouragé à s’engager dans cette voie des auteurs pour lesquels la longévité n’était pas assurée. Quelque part, ils les ont induit en erreur, se désintéressant de leur cas lorsque les ventes ne sont pas au rendez-vous.

Et ça, c’est terrible, car beaucoup d’auteurs découvrent tardivement qu’ils sont des variables d’ajustement, qu’ils sont remplaçables et que les éditeurs ne leur donnent pas la possibilité de devenir des auteurs à part entière. Dans ces cas-là, ils se retrouvent vraiment à la merci de leurs éditeurs, qui peuvent décider de les payer de moins en moins correctement.

Le rôle d’un éditeur est donc aussi de refuser d’éditer…

Jean-Louis Gauthey : Produire plus, ce n’est pas forcément produire bien. Cornélius n’a jamais dépassé les 20 livres par an, alors que la société aurait pu le faire. Et c’était un bon choix : je ne crois pas du tout que l’on puisse s’abstraire de la réalité économique de l’écosystème aujourd’hui dérégulé que représente le marché de la BD.

Ce système dérégulé a un impact sur Cornélius ?

Jean-Louis Gauthey : Très clairement, cela ne nous facilite pas la vie. D’une manière générale, les ventes moyennes de tous les livres chez tous les éditeurs — à l’exception de ce qui constitue les best-sellers — sont en baisse. Moi qui ai aussi publié des livres chez différents éditeurs, je suis encore mieux placé pour pouvoir le dire, car mes propres ventes moyennes ont baissé. C’est tout simplement lié à une érosion des mises en place de base suite à une production trop abondante.

Les BD de Cornélius n’y échappent pas. Nous avons mis en place différentes stratégies, mais l’essentiel est de convaincre que le monde de l’édition ne doit pas autant se concentrer sur le principe de la nouveauté qui, en tant que telle, ne veut rien dire. Il y a un caractère illusoire dans le fait de dire que la nouveauté incarne une forme de vivacité : il y a des livres parus il y a 40 ans qui sont plus modernes que ce que l’on publie aujourd’hui pour assurer un flux économique.

La création du Syndicat des éditeurs alternatifs s’inscrivait-elle dans cette nécessaire prise de conscience ?

Jean-Louis Gauthey : Je pense que c’est une action qui a permis, à son niveau, de rééquilibrer certains rapports de force, et aussi de diffuser de façon plus coordonnée des informations importantes sur la réalité de ce marché qui est fait d’individus qui ont besoin de vivre. Souvent, les éditeurs qui atteignent un certain volume de production oublient des réalités concrètes qui touchent les auteurs et autrices qu’ils publient.

Alors que le public y semble sensible…

Jean-Louis Gauthey : Je ne sais pas. Un certain type de public, peut-être. En tout cas, des gens qui, par leur culture politique ou autre, ont une forme d’empathie pour les gens qui font la culture, mais c’est très difficile à définir, tout cela.

Récemment, des mouvements d’auteurs ont réussi à toucher un plus large public…

Jean-Louis Gauthey : Oui, mais ils n’ont pas obtenu grand-chose, finalement. Ils ont capté l’attention des médias et celle des éditeurs, qui ne tiennent pas à ce que tout cela tourne mal sur le plan médiatique et que cela les classe dans le camp des méchants. Mais, concrètement, quand je regarde le statut des auteurs, je ne vois pas de progression particulière : leur statut en tant que tel n’existe pas, avec tout ce que cela impliquerait de reconnaissance de l’État, de l’administration fiscale, et de tous les dispositifs qui régissent la vie des salariés lambda. Ce statut aujourd’hui, il reste à définir véritablement et à acter. C’est la première chose à accomplir.

Ce que l’on peut vérifier, c’est que la valeur que l’on accorde à la culture est de moins en moins reconnue. On la confond souvent avec l’éducation, ou la pédagogie. Je ne conteste pas qu’il puisse y avoir des points de croisement, mais c’est autre chose : la culture, pour moi, c’est un outil d’émancipation, pas de normalisation. Ce qui me pose problème aujourd’hui, c’est que la culture n’est considérée comme une valeur mesurable que lorsqu’elle est accolée à un dispositif éducatif. Et je pense que les auteurs devraient s’en soucier, car c’est aussi un problème pour eux.

Face à la précarité, “il existe une convergence
des luttes” entre les auteurs

Quand on leur propose d’intervenir et d’être rémunéré, en général c’est une « animation » qui s’inscrit dans un cadre plus ou moins directement pédagogique. Je ne suis pas sûr que ce soit cela, un auteur, une autrice : n’est-on pas en train d’instrumentaliser, de façon abusive, ce qu’ils sont ? Sans parler du fait que ce temps est pris sur leur temps de création…

Ces revenus annexes sont au coeur du débat, notamment par l’intermédiaire d’une rémunération des dédicaces : qu’en pensez-vous ?

Jean-Louis Gauthey : Les dédicaces sont effectivement un problème, car elles prennent du temps à l’auteur sans lui apporter de rémunération. Les éditeurs expliquent que cela fait partie de la promotion de l’ouvrage et qu’en faisant des dédicaces, l’auteur développe son public, etc. Certes, je peux l’entendre, mais si cela fait vendre les livres, l’éditeur s’y retrouve aussi. Les points de vue diffèrent beaucoup sur le sujet. À titre personnel, je suis opposé aux dédicaces : je n’ai pas envie que quelqu’un vienne gribouiller sur mon livre, surtout que peu de dédicaces sont convaincantes.

C’est un exercice que je trouve morbide, par ailleurs. Si j’aime le travail d’un auteur ou d’une autrice, je vais plutôt essayer d’acquérir un original, ou me procurer l’ensemble de sa bibliographie. Je n’aime pas non plus ce que cela suscite chez les lecteurs, aussi bien le fait de collectionner de manière compulsive que le rapport qui se met en place entre lecteur et auteur. Il faut s’interroger aussi sur ce qui s’est créé autour de la dédicace, et la raison pour laquelle on l’a tellement encouragé : c’est une solution très paresseuse pour lier auteurs et lecteurs autour d’un acte commercial. J’aimerais qu’on trouve autre chose : il y a quelques années, avec d’autres éditeurs, alors qu’Angoulême était en travaux, nous avions fait un off, avec des rencontres, des débats, des ateliers, mais pas de dédicaces. C’était bien plus intéressant.

Dédicaces d'auteurs à Angoulême

Séance de dédicace au FIBD 2018 (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)

Et cet accent mis sur les revenus annexes, vous y croyez ?

Jean-Louis Gauthey : Il y a un exemple qui est souvent utilisé par des éditeurs qui, à mon sens, n’ont pas assez conscience de ce que vivent les auteurs : « Regardez, quasiment aucun romancier ou aucune romancière ne vit de ses droits d’auteur. » Sauf qu’écrire un roman, et pour le coup je le sais, ce n’est pas comme faire de la bande dessinée. Personnellement, je peux écrire deux heures par soir et j’avance, mais je ne peux pas faire une bande dessinée deux heures par soir, c’est impossible.

Fragilisé, précaire et essentiel : la
place de l’auteur en France

Faire une bande dessinée, c’est beaucoup plus physique et cela nécessite de se mettre dans une condition particulière, qui n’est pas qu’une condition d’imagination, mais aussi de disponibilité technique du corps. Et ça, après une journée de travail, c’est quasiment impossible. Il est envisageable d’avoir un dessin relâché, qui va rejoindre une forme de méditation ; la peinture, par exemple, que je pratique et qui peut me détendre, mais la BD, c’est un travail de concentration extrême qui porte en lui-même une dimension laborieuse.

Un rapport sur le monde de la bande dessinée est attendu pour le début de l’année prochaine au ministère de la Culture, qu’en attendez-vous ?

Jean-Louis Gauthey : J’espère que les mesures présentées permettront d’améliorer la situation des auteurs, des autrices et des libraires. J’espère aussi que de nouveaux dispositifs seront imaginés, qui permettront d’encourager la diversité. Mais, comme j’ai pu le constater ces quinze dernières années, l’État est plutôt démissionnaire, il n’attache plus autant d’importance à la culture et au bien-être social qu’elle peut favoriser.

Cela supposerait de réguler, ce qui n’est plus vraiment raccord avec le libéralisme affiché des gouvernements…

Jean-Louis Gauthey : Les règles de savoir-vivre au sein d’une corporation ne sont pourtant jamais mauvaises, car elles pacifient les choses. S’il n’y avait pas eu la loi Lang, le marché du livre en France ne vaudrait pas beaucoup plus que celui de l’Italie, de l’Espagne, de la Belgique, de l’Allemagne, qui sont des marchés assez peu dynamiques sur le plan de la création. La France reste le marché le plus créatif au monde, devant le Japon et les États-Unis. Une grande partie de cette créativité est liée à la loi Lang, qui a introduit une régulation au sein du marché. Et qui est, de manière absurde, régulièrement contestée par certains acteurs de l’édition qui refusent de voir le profit qu’ils tirent de la dynamique plurielle de ce marché.

Pour finir, comment voyez-vous l’avenir de Cornélius ?

Jean-Louis Gauthey : Je ne le vois pas du tout, je m’interroge beaucoup, y compris sur la capacité de Cornélius à durer dans le temps, au-delà de mon investissement personnel. Parfois, je me demande s’il ne faudrait pas revenir à des choses plus artisanales. Je pense que nous avons fait beaucoup d’efforts pour comprendre la façon dont fonctionnait ce marché tout en conservant notre identité et notre façon de faire des choses. Je me pose la question de savoir si on ne serait pas plus heureux et peut-être plus utiles en faisant des choses moins visibles, mais mieux dirigées.

J’évoque ici moins le contenu que la façon de le faire connaitre. Je suis personnellement convaincu que le modèle de diffusion/distribution à la française est obsolète. La plupart des acteurs de ce marché le reconnaissent, pas forcément publiquement, mais dans des conversations d’ordre privées. Pour le moment, aucune réponse n’a surgi pour constituer l’alternative. Néanmoins, ce type de fonctionnement est périmé et ne produit plus de résultats probants. Il n’est plus en capacité d’offrir une véritable variété et de permettre à des auteurs et autrices de toucher « leur » public, ceux qui les attendent.

Cela me pose un problème. Il y aura une phase de destruction, c’est évident et il faut s’y préparer, mais il faudra sans doute en passer par un retour à une forme d’artisanat pour voir émerger un nouveau modèle, un nouveau type de fonctionnement. Le gaspillage actuellement produit par le système est affolant : aujourd’hui, cela coûte moins cher de détruire des livres, sur un salon, que de les remettre en stock – Cornélius ne le fait pas, mais je l’observe ailleurs.. Quand on arrive à ce type de logique, ça veut dire que le système est malade. Les dix prochaines années vont être décisives, c’est certain.

Artículos relacionados